Et l’Homme ne fut pas

Éclairée par le soleil levant, une plaine d’herbe verte et lumineuse s’étend devant vous, gonflée par endroits de quelques monticules fleuris. Elle est parcourue des frémissements du vent matinal de cette nouvelle journée. Cette moquette végétale est parsemée de pâquerettes dodelinant de la tête. L’astre du jour dans un ciel bleu sans nuage, darde ses rayons sur vos cheveux blancs et soyeux. Une multitude d’animaux en tout genre gambade joyeusement.

Debout devant l’entrée de votre grotte, vous regardez ce spectacle frais et bucolique tandis qu’un troupeau de minuscules chevaux sauvages vous passe entre les sandales. Un brachiosaure au loin vous observe, une certaine bienveillance dans le regard, tandis que plusieurs de ses congénères broutent paisiblement les feuilles si délicates de ces arbres qu’ils affectionnent. Des oiseaux multicolores vous saluent de leurs sifflements mélodieux. Oui, vous les comprenez et ils vous remercient tous d’être là, d’exister.

La brise légère et fraîche caresse vos oreilles. En cette heure matinale, ce souffle léger fait remonter dans votre estime la chaleur tremblotante des torches de l’antre où vous avez élu domicile.

L’habitat qui semble avoir été creusé et que vous avez choisi pour passer la saison n’est pas très spacieux. Il laisse cependant suffisamment de place pour votre literie douillette et votre espace de création. Vous avez trouvé dans un recoin, la place pour poser votre établi et vos blocs d’argile. Ce dernier lieu se trouve bien sûr loin du vent de l’extérieur, car et c’est primordial, seul votre souffle doit envelopper vos modelages. C’est d’ailleurs un passe-temps si ancré en vous, que sans y penser vraiment vous retrouvez un morceau de cette terre malléable dans vos mains, à subir quelques pressions de vos gestes habiles. Une forme animale vient rapidement remplacer celle, chaotique qui était posée sur l’établi il y a encore quelques secondes.

Un membre, deux, trois puis quatre. Pourquoi pas un cou et des cheveux… ah mince, vous réalisez que c’est encore un cheval qui se matérialise entre vos doigts. Vous adorez cet animal si gracieux. Mais qu’à cela ne tienne, vous prolongez son torse à la place du cou, puis deux membres supplémentaires de part et d’autres, sans oublier sa tête, son système respiratoire, nerveux, sanguin. Là ! Voilà. Elle est prête. La portant à vos lèvres, vous soufflez avec amour sur cette nouvelle créature.

Doucement, la matière délicatement travaillée est entourée d’une myriade d’étoiles tandis que des tressaillements la parcourent. Vous posez cette nouvelle créature que vous nommez «Centaure», avec précaution sur le sol. Elle vous observe un instant en inclinant la tête sur le côté, plie une jambe et vous salue d’une révérence avant de s’éloigner en trottant. Elle bat maintenant des mains pour attirer l’attention de ses nouveaux camarades. Le comportement de la créature vous intrigue. Princier et joueur, il s’est mêlé aux autres avec une telle facilité que… et si ?

Après avoir lissé votre moustache, c’est une autre poignée d’argile que vous malaxez maintenant, et une nouvelle vie s’anime à nouveau. Mais vous n’êtes pas satisfait et les êtres se succèdent : tantôt rampants, tantôt volants mais pas assez… ou trop…

Puis c’est l’éclair de génie, la pensée qui change tout.

Un autre morceau de cette terre si spéciale est déjà pétrie entre vos doigts et sous vos actions expertes, elle se transforme en quelques instants. La créature que vous inspire le centaure est d’une forme que vous n’avez encore jamais tentée.

Ce sera un bipède cette fois. Forme que vous n’aviez tenté que pour les oiseaux jusqu’à présent.

Vous le définissez comme un lémurien mais avec des yeux plus fins. Vous le dotez d’une peau similaire à celle des dauphins afin qu’il soit à l’aise sur terre et dans l’eau. Cette fois donc, vous privilégiez la station debout. Vous allez aussi essayer de lui donner un peu plus d’esprit que les autres… pour voir. Tout en soufflant doucement sur sa tête, plutôt que sur l’ensemble de son corps, comme pour les autres, vous tentez de lui insuffler une part de votre esprit, mais pas trop. C’est juste pour voir.

Lorsque le scintillement se dissipe, elle commence à s’animer et une chose vous choque là, tout de suite : elle s’observe elle-même, se détaille de pied en cape. Vous la posez alors au bord de l’établi où elle s’assoit en vous regardant, d’un air amusé.
– Salut, dit-elle. Tu es qui toi ?

Surpris par cette interpellation, vos créatures n’ont jamais parlé, vous répondez un peu décontenancé :
– Je ne sais pas, que veux-tu dire ? Je suis surpris, tu t’exprimes plutôt bien.
– Ça me ravi de l’entendre je dois dire. Tu fais quoi là ? vous demande-t-elle.
– Je m’adonne à mon passe-temps favori, le modelage. J’anime de l’argile que je façonne de diverses manières.
– Suis-je aussi de l’argile ? dit-elle en vous tendant ses mains.
– Oui.
– Tu veux dire que c’est à toi que je dois d’exister ? D’être là !
– Bien sûr, toi et tous les autres. Je vais te montrer, lui dites-vous en saisissant un bout d’argile.

Tout en la surveillant d’un œil, et plutôt amusé d’avoir quelqu’un à qui parler, vous formez rapidement un oiseau que vous animez. Celui-ci s’envole, déployant ses petites ailes rougeoyantes en vous sifflant ses remerciements.

Les yeux écarquillés, la petite créature parlante est maintenant debout. Curieusement, elle vous semble un peu plus grande que tout à l’heure. Elle sautille près de vous :
– Ça a l’air facile, je veux essayer, dit-elle en se rapprochant de vous. Je parie que je fais mieux que toi du premier coup.

Vous n’avez pas le temps de refuser ou d’écarter les tas de matière première, que la créature extrait un petit morceau de votre « terre de vie » et commence son ouvrage. Vous la laissez faire, curieux de voir le résultat. Elle s’active, tire, tord, malaxe, enfonce, appuie pour obtenir au final une forme… sans forme. Malgré vos protestations et vos conseils, la voilà qui, comme vous, souffle sur sa réalisation comme vous le faites habituellement. L’être qui s’anime ne peut bien évidemment pas se tenir debout car le centre de gravité n’est pas au bon endroit et les points d’appui sont trop différents. Les yeux ne sont pas finis et ses cris sont plaintifs.

C’est la première fois que vous assistez à ce spectacle et l’attitude de cette « chose monstrueuse » vous attriste. Ces cris résonnent dans toute la grotte. Lorsque son petit créateur la pose sur l’établi, et avant que vous ne réagissiez, la chose claudique, tombe de la table de travail et s’écrase sur le sol. Désarticulée, baignant dans une petite flaque de sang, elle est maintenant entourée de plusieurs de vos créations qui affichent l’étonnement le plus total en vous regardant.

Étonné, vous l’êtes aussi, car pas un modelage ne prend vie sans que vous ne le sachiez pertinemment viable. Or cette fois-ci, votre dernière création avait elle-même créé une créature, monstrueuse celle-là, et lui avait donné vie sans se soucier de lui fournir les fonctions vitales de base. Une créature qui crée… et mal en plus, c’était le bouquet.
– Bon laisse moi maintenant, lui dites-vous agacé, j’ai à faire.
– Non non non, pas question, vous dit-elle. je reste pour te corriger. Tu as l’air bien maladroit.

« Contrarié », votre sang ne fait qu’un tour et vos yeux déjà bien rouges au naturel s’emplissent de colère. D’un geste rasant au dessus de l’établi, comme pour attraper une mouche endormie, vous éjectez le bipède hors de votre zone de travail. La force quelque peu disproportionnée dont vous usez, la fait littéralement exploser contre le mur comme une femelle moustique gavée de sang. Il existe une différence cependant… les moustiques sont utiles, eux.

Vous entendez alors la mini assemblée qui vous observait, manifester sa joie d’une seule voix :
– Et bim !

Après avoir essuyé vos pattes, vous vous frottez la truffe et lissez vos grandes oreilles. Et alors que vous sortez vous aérer un peu, vos moustaches frémissent au vent… vous avez besoin de grignoter une ou deux carottes histoire de vous détendre un peu.

Ah et puis, il faudra penser à créer une forme de vie à votre image, ça vous amusera probablement beaucoup !

4 réflexions sur “Et l’Homme ne fut pas”

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